De Punta de Mata à Lima, chronique d’un exil
Témoignage d'Alexander* qui a émigré au Pérou en 2017
« Je m’appelle Alexander. Je suis né à Punta de Mata dans l’État de Monagas au Venezuela. D’où je viens, les hommes qui dépassent trente ans font figure d’exception. Entre 2013 et 2017, j’ai perdu cinq proches de mort violente. Ma vie ne vaut rien, ni celle de mes « concitoyens ». Il n’y a pas d’État de droit à proprement parler ici. La corruption est commune et la violence ordinaire. Avec la crise, c’est même de pire en pire… A tel point, que le cimetière manque de places. L’allée principale s’est ainsi transformée en un nouvel espace pour accueillir les sépultures.
Mais grâce à Dieu, je suis toujours en vie !
L’État de Monagas, situé au nord-est du Venezuela, est l’une des régions du monde où il y a le plus de gisements de pétrole. On nous apprend ça à l’école. Tout autour de Punta de Mata, il y a de nombreux puits d’extraction, d’où jaillissent jour et nuit de gigantesques flammes de rejet du surplus de gaz. Ces torchères font partie du paysage, on n’y prête même plus attention. C’est pourtant un désastre écologique et un immense gâchis, alors que la population manque de gaz dans les maisons…
L’or noir ne profite cependant pas à tout le monde. L’appauvrissement de la population est tel que seuls les riches peuvent subvenir à leurs besoins. En l’espace d’un an (en 2017), j’ai vu mes compatriotes s’amaigrir. Nous manquons de nourriture, de médicaments, et bons nombres de de produits de consommation courante sont devenus rares et chers.
Maturín, la capitale de Monagas qui se trouve à 55 km de Punta de Mata, est souvent citée comme l’une des villes les plus meurtrières au monde. Mais je ne crois pas que nous sommes fondamentalement plus violents qu’ailleurs. C’est juste que la population manque de ressources pour vivre avec plus de 50 % de taux de chômage, alors en l’absence de justice c’est la loi du plus fort qui règne.
Dans ce contexte, j’ai appris à me méfier de tout dès l’enfance. J’ai appris à flairer les mauvais coups, j’ai appris aussi à saisir les opportunités quand elles se présentent. A l’âge de 10 ans, j’ai volé la caisse de la cantine ! J’ai eu de mauvaises influences dans ma vie… Mais, heureusement avec le temps, j’ai réalisé que l’argent facile n’est jamais très bon pour l’avenir. J’ai conscience que je n’ai pas une vie « normale », mais je poursuis mon chemin malgré les difficultés.
J’aime l’adrénaline. J’aurai aimé être pilote de moto sur circuit ou faire des courses de moto-cross. Mais je n’ai aucun futur au Venezuela. Tout le monde vit au jour le jour ici. Les jeunes émigrent en masse vers d’autres pays d’Amérique du Sud (Colombie, Équateur, Pérou, Chili, Brésil, etc.). Je m’efforce de rester fort dans la tête, même si je pleure pour mon pays. Je rêve d’un monde meilleur. Je prie souvent pour la paix dans mon pays et dans le monde. Chez ma mère, à Punta de Mata où j’ai grandi, il y a un vieux disque de John Lennon. La chanson « Imagine » signifie beaucoup pour moi. Au fond, c’est comme si je n’avais pas de nationalité, car je me sens citoyen du monde. Le Venezuela a toujours été un pays ouvert, l’histoire montre que nous avons su accueillir tous les peuples chez nous. Un jour, ce sera à mon tour de partir…
Issu d’une famille modeste, j’ai commencé à travailler à l’âge de six ans. Je mettais dans les sacs plastiques les produits achetés par les clients au supermarché du centre-ville de Punta de Mata. Mon père m’a appris à me débrouiller, notamment à réparer la télévision et à bricoler. A Caracas, où j’ai vécu, j’ai exercé pas mal de métiers : serveur de restaurant et dans une boulangerie, bartender en night-club, responsable de cyber-café, vendeur de hot-dogs dans la rue, manutentionnaire dans une usine de fabrication de glaçons… J’ai même vendu de la drogue un temps pour financer mes études… A l’époque, je consommais de la marijuana, surtout comme un exutoire pour éloigner le ressentiment de mes amis disparus.
Mais grâce à Dieu, je suis toujours en vie !
Je suis d’un naturel optimiste. J’aime cette phrase qui dit : « Ce qui arrive est meilleur que ce qui s’est passé ».
Je vois des slogans qui disent : « Plus de pouvoir pour le peuple « , mais avec un salaire minimum le plus bas au monde, les perspectives sont minces – cela d’autant plus avec le contexte économique actuel.
Un jour, en 2017, mon voisin de 17 ans de Punta de Mata m’annonce que sa famille peut l’aider à financer son projet de voyage pour aller travailler au Pérou. Ce jour-là, j’ai décidé de tout faire pour l’accompagner et tenter ma chance. J’ai vendu ce que j’avais de plus précieux, notamment mes deux pistolets. Et j’ai demandé à une amie émigrée en Équateur de me prêter le reste de l’argent nécessaire. Car il faut compter environ 300 dollars minimum.
J’ai voyagé en bus pendant 5 jours jusqu’à Lima (Venezuela > Colombie > Equateur > Pérou). J’ai eu un peu peur qu’on me vole durant le trajet au Venezuela, notamment lors des fouilles. J’ai eu peur aussi que la frontière à Cúcuta en Colombie soit fermée, car c’était le cas quelques jours avant mon départ. Finalement, je suis passé, comme des centaines d’autres, dont certains avec des enfants en bas âge.
Quand je suis arrivé à Lima, je suis tombé malade durant une semaine. A tel point, que j’ai dû aller à l’hôpital où ils m’ont fait une injection ! J’ai été immédiatement surpris par ma prise en charge et par l’efficacité du système hospitalier. Tout comme j’ai été frappé en arrivant par l’abondance dans les commerces, ou par les banques et les transports qui fonctionnaient normalement, comme c’était le cas au Venezuela avant la crise.
Je croise des vénézuéliens partout à Lima. On se salue, on s’échange des nouvelles du pays et des petits tuyaux pour s’en sortir ici. Pour ma part, j’ai choisi de vendre des « bombas » dans la rue, ce sont des beignets à la crème, une spécialité du Venezuela. Mon voisin de 17 ans, quant à lui, a décidé de vendre un cocktail à base de fruits frais qu’on appelle « pisana » chez nous.
Dans le quartier de Gamarra à Lima, il y a un marché gigantesque. C’est là que j’ai vu le plus de vénézuéliens (étudiant, cuisinier, avocat, professeur, kiné, architecte, artiste, etc.), tous sont venus pour travailler et lutter pour survivre comme moi. Le salaire d’une journée de travail normal au Pérou équivaut à un mois de salaire d’un travailleur à temps plein au Venezuela.
Au début, j’ai dormi dans un squat situé dans le centre de Lima en haut d’un immeuble. Il y avait une cabane délabrée avec juste un lit. Pendant ma journée de travail, ce lit était utilisé par une femme qui recevait ses clients… Pour me laver, j’utilisais en cachette un lavabo dans les parties communes de l’immeuble. Comme je n’avais pas suffisamment d’argent, je me rendais à la fabrique de « bombas » à pied. Celle-ci est située à 15 kilomètres en périphérie. J’ai usé mes deux paires de chaussures en un rien de temps. Et sur le chemin du retour, j’avais tout le temps mal au dos à cause du poids des pâtisseries.
J’ai vécu ainsi trois mois. Ensuite, j’ai été embauché dans un restaurant où je travaille après la vente des « bombas » de 16h à 1h du matin environ. Cela m’a permis de trouver un logement normal. Au restaurant, je travaille comme serveur et je distribue aussi des prospectus sur le trottoir. Grâce à cet emploi, le service d’immigration m’a octroyé une carte de séjour pour travailler un an au Pérou.
Désormais, je prends le bus pour me rendre à la fabrique de « bombas ». J’ai mes petites habitudes : sur le chemin du retour, je fais toujours une halte à l’église où je prie en allumant une bougie. Je prie pour m’en sortir, je prie pour mon pays, pour ma famille et pour mes amis qui sont là-bas. Ils me manquent tous. Ensuite, je vends mes « bombas » près du Palais de justice de Lima, à côté d’un grand centre commercial et d’un parc très fréquenté. Puis, quand vient l’heure de rentrer chez moi pour me changer avant d’aller au restaurant, je fais une pause en chemin dans un salon de relaxation automatique. Je paie un sol péruvien pour trois minutes. Cela me permet de décompresser et de soulager mon dos. Et quand j’arrive au restaurant, je bois souvent une bouteille de « Volt », une boisson énergisante à base de guarana et de caféine.
Un jour, si je parviens à économiser suffisamment, j’aimerais aller au Chili, ou au Mexique, ou bien encore en Espagne ! Mais, pour l’instant, je dois travailler et lutter pour survivre en aidant mes proches à distance. Je leur envoie de l’argent et des médicaments le plus régulièrement possible. »
*Témoignage transcrit de l’espagnol avec un pseudonyme.
Légendes photo
Photo 1 : Alexander avec sa maman, où il a grandi à Punta de Mata (État de Monagas) au Venezuela.
Photo 2 : Punta de Mata, seconde ville de l’État de Monagas au Venezuela, avec environ 100 000 habitants.
Photo 3 : Punta de Mata est plus touchée par la crise que Caracas (commerces fermés, chômage, criminalité).
Photo 4 : Raffineries de pétrole situées à Jusepín dans l’État de Monagas au Venezuela.
Photo 5 : Voiture Chevrolet Conquistador à la pompe à essence à Punta de Mata où le pétrole ne vaut presque rien (1000 bolivars pour 1 litre de 91 octane, soit 1,5 euros pour le plein).
Photo 6 : Dessin représentant une scène d’homicide à la mitraillette à l’école élémentaire de Punta de Mata.
Photo 7 : Alexander, au cimetière de Punta de Mata, sur la tombe d’un ami assassiné à l’âge de 20 ans.
Photo 8 : Couverture du journal El Periódico de Monagas du 25 août 2017 : Des habitants se font justice à Punta de Mata, ils ont capturé un père et son fils qui ont commis un vol dans une maison, ils les battent à mort dans la rue et ils brûlent leur corps.
Photo 9 : Alexander tient le disque de sa mère avec la chanson Imagine de John Lennon, hymne à la paix.
Photo 10 : ‘Nous avons le devoir de chercher mille façons et plus pour donner au peuple la vie dont il a besoin’, Hugo Chávez.
Photo 11 : Idolâtres d’Hugo Chávez [Punta de Mata] : ordinateur offert par le parti de l’ancien président à tous les étudiants, figurine et tatouage à son effigie.
Photo 12 : Mur de la honte [Punta de Mata], ils sont responsables de la faim : corruption, meurtres, trafic de drogue, répression, chômage, mauvais services publics, etc.
Photo 13 : Article du journal El Periódico de Monagas du 30 août 2017 : Le président français Emmanuel Macron déclare que le président Nicolás Maduro a créé une dictature au Venezuela.
Photo 14 : Hôpital public de Maturín, capitale de l’État de Monagas au Venezuela, où les patients sont livrés à eux-mêmes.
Photo 15 : Attroupement ordinaire devant une banque à Punta de Mata, car avec l’hyperinflation l’argent liquide fait cruellement défaut.
Photo 16 : Venezuela, novembre 2017, avec un dollar l’on pouvait acheter 40 000 bolívars au marché́ noir, soit 400 billets de 100 bolívars.
Photo 17 : Cité Propatria à Caracas, avec la crise toute la jeunesse du Venezuela cherche à fuir le pays.
Photo 18 : Alexander, avec ses amis de la cité Propatria à Caracas où il a vécu avant d’émigrer au Pérou.
Photo 19 : Alexander, à gauche, dans l’un des bus pour rallier Lima au Pérou. Trajet de 5 jours sans douche (Venezuela > Colombie > Equateur > Pérou).
Photo 20 : Premier logement de fortune d’Alexander à Lima au Pérou. Durant sa journée de travail, ce squat était utilisé par une prostituée…
Photo 21 : Fabrique de « bombas » (pâtisseries vénézuéliennes) à Lima, où Alexander s’approvisionne chaque matin.
Photo 22 : Saupoudrage des ‘bombas’ à la crème. Prix d’achat à l’unité : 1 sol péruvien. Prix de revente : 2 sols.
Photo 23 : Alexander en manque de sommeil, de retour vers le centre de Lima pour vendre ses 40 « bombas », environ 11 euros de bénéfices nets, soit plus que le salaire mensuel au Venezuela.
Photo 24 : Alexander prie chaque jour pour s’en sortir et pour ses proches restés au Venezuela.
Photo 25 : Alexander vend ses ‘bombas’ dans le centre de Lima (Pérou), tous les jours jusqu’à 14h.
Photo 26 : Les péruviens sont friands des ‘bombas’ et ils sont globalement très solidaires avec les immigrés vénézuéliens.
Photo 27 : Il faut plusieurs heures à Alexander pour écouler sa marchandise, mais avec le bandeau de l’équipe nationale de foot du Pérou, sans doute moins de temps que d’habitude !
Photo 28 : Alexander, allongé sur un siège de massage automatique car il souffre du dos. Un sol pour 3 minutes de répit, avant d’enchaîner avec son second travail.
Photo 29 : Tous les après-midis, Alexander travaille comme serveur dans une pizzeria de Lima, de 16h à 1h.
Photo 30 : Alexander envoie de l’argent le plus régulièrement possible à ses proches au Venezuela qui manquent de tout.