Bâtisseurs invisibles de la baie de Bangkok

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Homme tatoué assis devant son habitation dans un camp de travailleurs immigrés en Thaïlande - Christophe MOEC

"Bâtisseurs invisibles" en argentique noir et blanc

Série issue d’un reportage sur la main-d’œuvre étrangère venue travailler dans le secteur de la construction en Thaïlande. Le royaume de Thaïlande est l’un des pays les plus développés d’Asie du Sud-Est (la seconde plus grande économie après l’Indonésie). Puissance économique émergente, la Thaïlande est fortement dépendante des travailleurs migrants pour alimenter sa croissance face au vieillissement de sa population (troisième plus forte baisse de population active en Asie de l’Est et Pacifique après le Japon et la République de Corée), mais également pour combler la pénurie de main-d’œuvre dans certains secteurs (industrie, manufacture, agroalimentaire, pêche et transformation des produits de la mer, tourisme, construction).

L’afflux massif de main-d’œuvre étrangère est en constante augmentation depuis 2014 (l’année du dernier coup d’État militaire). La Thaïlande représente à elle seule plus de la moitié des travailleurs migrants de l’ASEAN (Association des nations de l’Asie du Sud-Est). On estime à environ 5 millions le nombre de travailleurs étrangers en Thaïlande. La moitié, soit 2,5 millions, peuvent être considérés comme des migrants expatriés en situation irrégulière, selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). La plupart des migrants provient de trois pays frontaliers : Myanmar, Cambodge, Laos, qui figurent parmi les plus pauvres d’Asie du Sud-Est en termes de PIB par habitant. Mais la grande majorité provient de la république de l’union du Myanmar, en particulier depuis le coup d’État de la junte militaire du 1er février 2021. Il n’y a pas de chiffres officiels sur les travailleurs birmans sans-papiers en Thaïlande, mais cela pourrait concerner près de 2 millions de personnes selon les indications de l’ambassade de Birmanie en Thaïlande.

Parmi les différents domaines qui attirent les travailleurs étrangers en Thaïlande, le secteur de la construction occupe une place stratégique car il contribue à la vitalité de l’industrie du tourisme (représentant à lui seul environ 15% du PIB en 2024). La Thaïlande est la première destination en Asie pour les touristes européens (devant l’Indonésie, le Japon, la Malaisie et les Philippines), Selon une enquête d’Agoda de mai 2024. Mais le pays est toujours à la traîne en termes d’infrastructures touristiques freinant ainsi l’entrée de davantage de devises étrangères. Mon reportage a été réalisé à Pattaya, la première station balnéaire de Thaïlande, selon l’Office National du Tourisme.

Située à 150 kilomètres au sud de Bangkok sur la côte Est du golfe de Thaïlande, la ville de Pattaya est l’une des destinations les plus prisées au monde, y compris par les habitants de Bangkok qui veulent échapper au tumulte de la capitale, un peu comme les parisiens qui vont à Deauville. L’agglomération de Pattaya s’est d’abord développée sur fond de tourisme sexuel après la seconde guerre mondiale, mais la province de Chonburi a su profiter de cette « aubaine » économique pour s’imposer progressivement grâce à ses plages, son offre de loisirs, de services et d’infrastructures, comme une des premières stations balnéaires d’Asie au sens traditionnel du terme. L’expansion touristique de Pattaya et de ses environs a engendré un besoin massif de main d’œuvre étrangère bon marché pour bâtir des immeubles résidentiels et des hôtels à des prix compétitifs. Les appartements de luxe – appelés « condominiums » – sont vendus ou loués à de riches vacanciers ou expatriés dont la plupart ignorent que ceux-ci sont érigés en partie par des immigrés exploités. Les promoteurs ne tarissent pas d’arguments marketing pour séduire les clients en promettant notamment un style de vie luxueux.

Pour les migrants, l’emploi en Thaïlande leur permet de maintenir un niveau de vie meilleur que celui dans leur pays d’origine et de faire vivre leur famille. De nombreux couples viennent travailler avec leurs enfants qui sont déscolarisés pendant toute la durée de la mission. Mon reportage dépeint le quotidien de ces travailleurs courageux et déracinés qui vivent dans des camps de fortune quelques mois, voire une année ou plus. Ces travailleurs du BTP vivent en marge de la ville et de toutes ses commodités dans des camps de fortune, ils aperçoivent de loin à quoi ressemble le « luxury lifestyle ».

Pour ces travailleurs de l’ombre, les moments de temps libre sont rares. La plupart travaillent 6 jours sur 7 par une chaleur torride avoisinant parfois 40°C, mais certains ne prennent pas de repos pour gagner plus. D’autres pêchent ou chassent pendant leur journée de repos pour économiser un peu plus d’argent sur l’alimentation. Quand les ouvriers rentrent du travail, ils se lavent autour de grands bassins d’eau approvisionnés quotidiennement par camion-citerne. Ils lavent aussi leurs vêtements à la main. Il n’y a aucune intimité, les hommes, les femmes et les enfants sont mélangés. Ils achètent leurs aliments et leur eau potable auprès de vendeurs itinérants à proximité du camp ou à l’intérieur du camp. Certains ouvriers consomment de l’alcool, seul moment de détente avec le volley ou le foot les jours de repos. De la drogue circule également et peut donner lieu à des rivalités entre les différents campements avec des règlements de compte sur fond de trafic.

Cette série donne ainsi à voir une autre réalité́ sur cette ancienne ville de pêcheurs de la baie de Bangkok devenue « capitale du sexe », puis station balnéaire urbanisée et tendance. De nombreux travailleurs n’ont aucune expérience dans le secteur du bâtiment quand ils sont embauchés, or les constructions répondent bien aux normes en vigueur. Il y a donc un certain savoir-faire dans le management et la conduite des travaux, même si les conditions de travail manquent souvent d’humanité et d’équité́ entre les hommes et les femmes qui perçoivent un salaire inférieur.

Certaines entreprises du bâtiment et certains promoteurs exercent une pression sur leurs salariés, en particulier sur les migrants en situation illégale qui perçoivent une rémunération inférieure à la moyenne nationale. Les ouvriers paient en outre l’électricité et l’hébergement constitué de simples tôles ondulées, avec des WC collectifs qui débordent souvent en l’absence de raccordement au tout-à-l’égout. Et la pression est encore plus grande pour les travailleurs birmans plus vulnérables du fait qu’ils subissent une dictature depuis 2021, leurs droits sont plus facilement violés. La Thaïlande octroie pourtant un grand nombre de permis de travail aux migrants, mais beaucoup d’employeurs renoncent à faire les démarches coûteuses, fastidieuses et longues.

Comme si ces conditions de travail précaire ne suffisaient pas, les ouvriers migrants en situation irrégulière vivent dans l’angoisse permanente d’une descente de police. Ils risquent la prison avec une amende pour leur libération dont le montant est très élevé compte tenu de leurs revenus (plus de 400 000 baths, soit plus de 10 000 euros). En 2017, par exemple, suite à un décret du régime militaire thaïlandais ayant pour objectif de faire la chasse aux travailleurs sans-papiers, le pays a connu une vague d’exode des clandestins sans précédent. 

Légendes photo

Photo 1 : Vue panoramique prise du haut d’un immeuble en construction dans le centre de Pattaya. Dans cette ville balnéaire l’urbanisation est aussi dense que la ville de Nice en France.

Photo 2 : « Waterfront Condo », édifice situé en face du port de Pattaya à proximité de Walking Street. Le promoteur immobilier a été un peu trop gourmand sur la hauteur du bâtiment de 53 étages et depuis 2014 le projet est à l’abandon suite à un litige sur le permis de construire.

Photo 3 : Regroupement de travailleurs à l’aube sur un terrain vague à proximité d’un campement en périphérie de Pattaya, les ouvriers se tiennent prêts à partir en camion sur un chantier.

Photo 4 : Ouvrière birmane à l’arrière d’un camion à l’aube avec ses rations d’eau et de nourriture pour la journée. Elle regarde la ville de Pattaya avec ses bars, ses salons de massage, ses nombreux restaurants et commerces qu’elle ne fréquentera jamais de sa vie.

Photo 5 : Un maçon travaille sur la façade d’un immeuble en construction à plusieurs mètres du sol. L’homme n’a pas le vertige. Il n’a pas le droit à l’erreur car il n’y a aucun garde-corps et il n’est pas non plus attaché, ni assuré.

Photo 6 : Femme sur une nacelle suspendue à plusieurs mètres de hauteur. Sa tâche consiste à distribuer le béton entre les étages de l’immeuble en construction. Elle est attachée par une corde et son corps est intégralement protégé du soleil. Le salaire journalier sur ce chantier est de 240-260 baths pour les femmes et 300-400 baths pour les hommes selon l’expérience.

Photo 7 : Vue sur Jomtien à travers les vitres encore sales d’un immeuble en construction. Cette commune, située à 4 kilomètres au sud de Pattaya, n’échappe pas à l’urbanisation et à la gentrification.

Photo 8 : Dessin obscène d’un ouvrier sur le mur d’un condo en construction à Pattaya. L’inscription signifie quelque chose comme « donne-moi encore, baise-moi 4 fois ».

Photo 9 : Quatre travailleurs et travailleuses pendant la pause déjeuner à Pattaya. Court répit d’une journée qui débute vers 6h-6h30 du matin et s’achève vers 16h30-17h sur ce chantier.

Photo 10 : Une paire de chaussures abandonnées à l’intérieur d’un campement à Pattaya, au moment où les ouvriers et les ouvrières rentrent du chantier.

Photo 11 : Un ouvrier rentre du travail et passe ici devant les unités d’habitation 8 et 9 en tôle ondulée du campement de fortune où il vit. Il se dirige vers le bassin d’eau qui fait office de « sanitaires ». L’eau stagnante et la boue sont fréquentes en l’absence de caniveau et de système de gestion des eaux usées et fluviales, notamment à la saison des pluies.

Photo 12 : Couple vue d’en haut à l’intérieur d’un camp de travailleurs situé à Pattaya. Ils préparent du poisson au barbecue pour le dîner.

Photo 13 : Un ouvrier enjambe le corridor qui sépare les deux étages supérieurs d’un camp de travailleurs à Pattaya. Certains camps comme celui-ci peuvent compter plus d’une centaine d’hommes, de femmes et d’enfants. En l’absence d’eau courante, les sceaux du chantier sont recyclés pour transporter l’eau, la vaisselle, les déchets ou le linge.

Photo 14 : Bébé birman assis sur une chaise rafistolée qui vit avec ses parents dans un camp de fortune à Pattaya. Il a probablement passé plus de jours de sa jeune vie dans ce camp que dans son pays d’origine.

Photo 15 : Un homme souffle après sa journée de travail à Pattaya. Il est assis devant son unité d’habitation en tôle ondulée dans un camp de fortune. Il fume après son repas.

Photo 16 : Deux hommes se lavent côte à côte après leur journée de travail dans un camp de fortune à Pattaya. Les ouvriers viennent y puiser l’eau pour cuisiner ou pour se laver, mais ils ne peuvent jamais être totalement dévêtus. C’est pourquoi les hommes gardent le slip et les femmes sont obligées de porter un pareo de bain pendant les ablutions.

Photo 17 : C’est le jour de la paie et l’homme à la casquette offre sa tournée de Whisky aux camarades du camp à Pattaya.

Photo 18 : Pêcheur cambodgien en grande concentration à Pattaya. L’homme est à l’affût de poissons piégés dans cette mare proche du camp à la faveur d’une décrue suite à une pluie torrentielle.

Photo 19 : Le pêcheur a pris un poisson d’environ 50 centimètres. Le poisson après avoir été capturé est maintenu afin de lui passer un fil entre ses branchies et sa bouche pour mieux le transporter.

Photo 20 et 21 : Des ouvriers se coupent les cheveux pendant leur journée de repos.

Photo 22 et 23 : Un ouvrier endormi vers 6h30 du matin, dans le camion qui l’emmène au chantier de construction. Puis le même ouvrier le soir dans un camp de fortune, en train de fumer une cigarette de tabac à rouler après sa longue journée de travail.

Photo 24 : Deux petites cambodgiennes à l’intérieur de leur unité d’habitation d’un campement de fortune. La famille doit vivre ici dans cinq mètres carrés tout au plus, sans aucun mobilier à l’exception de ce hamac qui fait le bonheur de la petite fille.

Photo 25 : Une jeune birmane déracinée qui vit avec ses parents dans un camp de fortune à Chonburi, joue avec son pot à bulles comme il est naturel de le faire à son âge. Cependant elle n’est pas scolarisée.

Photo 26 : Un ouvrier cambodgien est muni d’un lance-pierre artisanal en bois. La chasse aux petits animaux est un bon moyen de faire des économies sur les dépenses alimentaires, mais l’instrument peut servir également d’arme quand il y a des affrontements avec des gangs issus d’autres camps.

Photo 27 : Cueilleur birman qui tient des lotus sauvages fraîchement cueillis. Dotées de propriétés médicinales, tout est comestible dans le lotus sacré. Il a récolté ces fleurs après sa journée de travail, cette cueillette constitue pour lui une économie substantielle.

Photo 28 : Un couple de travailleurs à l’heure du dîner dans leur unité d’habitation. Aucun mobilier mis à part un précieux ventilateur, très utile contre la moiteur tropicale et les moustiques.

Photo 29 : Étal à proximité d’un campement de fortune d’ouvriers à Pattaya avec des têtes de cochons découpées (les prix sont en bath : 80 centimes d’euros la petite et à peine plus de 2 euros la grosse).

Photo 30 : Une ouvrière est en train de cuisiner pour le souper une tête de cochon devant son unité d’habitation.

Photo 31 : Ouvrière dans son unité d’habitation dans un campement de fortune. Elle a affiché sur l’une des parois en tôle les photos publicitaires des condos finalisés destinés à la vente. Est-elle fière de participer par son travail à de tels projets luxueux en faisant vivre sa famille, ou bien est-elle meurtrie par la conscience qu’elle ne pourra jamais habiter un tel logement, même après une vie de sacrifice ?

Photo 32 : Salon / salle à manger d’un appartement témoin finalisé à des fins marketing. Des visites sont permises sous certaines conditions pour les prospects et les investisseurs qui le souhaitent. Le contraste est saisissant avec les conditions d’hébergement des personnes qui réalisent ces logements.

Photo 33 : Immeuble tout juste finalisé en bordure de plage à Jomtien, au sud de Pattaya. De larges pancartes promettent aux clients des prix compétitifs (premiers prix à 160.000 euros) et des rendements records aux investisseurs (14 %).

Photo 34 : Projet immobilier comprenant plusieurs bâtiments et un parc aquatique. Le chantier est à peine achevé que l’on peut déjà voir un couple de vacanciers commencer à en jouir : l’homme est allongé sur le ventre au soleil et la femme joue dans l’eau avec son enfant.

Photo 35 : Baie de Pattaya qui s’étend sur environ 4 kilomètres.