Badjaos de Tawi-Tawi

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Pêcheurs Badjaos en mer de Célèbes, à Tawi-Tawi aux Philippines - Christophe MOEC
Pêcheurs Bajaus en mer de Célèbes sur des embarcations à moteur avec flotteurs double-balancier.

« Badjaos de Tawi-Tawi » en argentique couleur

Série sur le peuple Badjao (ou Bajau) vivant sur l’île de Bongao à Tawi-Tawi, province située à l’extrême sud de l’archipel des Philippines, tout près des côtes de Bornéo, à proximité de la Malaisie orientale et de l’Indonésie.

Les membres de la tribu Badjao sont souvent qualifiés de « nomades des mers » ou « gitans des mers », car leur communauté est dispersée en mer de Sulu et en mer de Célèbes dans différentes zones côtières de Brunei, d’Indonésie, de Malaisie et des Philippines. Cette tribu indigène d’Asie du Sud-Est pratique la plongée en apnée pour sa subsistance depuis des millénaires. Une étude scientifique a montré une modification génétique des bajaus, notamment une augmentation de la taille de leur rate, cet organe constitue ainsi un plus grand réservoir de globules rouges oxygénés, ce qui explique la meilleure tolérance à l’hypoxie de leur communauté, comme pour les populations vivant en altitude.

Tawi-Tawi est un archipel à majorité musulmane, cette province, la plus méridionale des Philippines et l’une des plus pauvres également malgré ses ressources naturelles, a été créée le 11 septembre 1973, date à laquelle elle a obtenu son indépendance avec la province de Sulu plus au nord. Tawi-Tawi a une longue histoire de conflits avec différents groupes armés actifs dans la région, notamment des séparatistes musulmans liés à Daesh, des milices claniques qui mènent une guerre de territoire et des groupes criminels liés au trafic humain. C’est pourquoi la province est toujours formellement déconseillée aux touristes en raison de risques violents de piraterie et d’enlèvements. D’ailleurs, dans la ville de Bongao, la capitale de la province, un couvre-feu est toujours en vigueur : toute personne dehors après 23h finit en prison.

La situation semble cependant s’améliorer, en témoigne la visite de Christina Frasco, la secrétaire du tourisme philippin, qui s’est rendue à Tawi-Tawi pour le 50e anniversaire de l’indépendance en octobre 2023. Elle a salué les efforts sur le plan du maintien de l’ordre et de la paix dans la zone, et elle a souligné les opportunités de développement de cette province, notamment par le tourisme. L’attractivité du territoire donne lieu à d’importantes spéculations, certains spécialistes affirment que Tawi-Tawi deviendra à terme une zone économique de rang mondial (« le prochain Singapour »), notamment en raison du futur port de transbordement en partenariat avec la Malaisie implanté à Panglima Sugala. En 1994, un accord de développement (BIMP-EAGA) a déjà été passé entre les Philippines, le Brunei, l’Indonésie et la Malaisie portant sur la croissance du commerce par de nouvelles routes maritimes, des liaisons aériennes, des projets d’interconnexions électriques, des projets de coopération en agro-industrie, tourisme, environnement, éducation…

Je me suis rendu sur place fin 2023, autrement dit à un moment charnière pour cette région en voie d’apaisement et de développement. Ce territoire est en effet encore « à l’état brut » et de grands bouleversements pourraient advenir sous l’effet de son expansion et de la mondialisation.

La population de la ville de Bongao est d’environ 116.000 habitants et la communauté Badjao compterait environ 4.000 membres selon la municipalité. Ce peuple autochtone autrefois nomade, qu’on surnomme les « hommes-poisson » pour leur prouesse en apnée, est aujourd’hui contraint de se sédentariser pour survivre, c’est-à-dire de sacrifier sa liberté au profit d’un peu plus de sécurité. Les Badjaos ne possèdent pas de terres ancestrales et du fait qu’ils ne peuvent plus vivre décemment de la pêche ou de la vente de perles comme par le passé, ils s’installent désormais dans des maisons sur pilotis de manière pérenne, de préférence à proximité d’une agglomération. Peuple marginal, les Bajaus n’ont donc pas accès aux services sociaux, mais leur regroupement permet néanmoins de développer une certaine solidarité tout en profitant des zones urbaines pour trouver d’autres moyens de subsistance.

L’omniprésence des enfants dans les rues de Bongao interpelle par leur nombre, proportionnellement à la taille de la ville. Ces enfants sont affamés, ils mendient et ils effectuent un tas de petits boulots pour survivre et aider leur famille. En réalité, tous ces enfants sont issus de la communauté Badjao, ils représentent ainsi une génération sacrifiée d’un mode de vie séculaire en perdition. Pour en savoir plus, j’ai passé du temps avec les Badjaos et notamment avec Bensuwan, un pêcheur de 35 ans qui vit avec sa femme et ses deux enfants dans une modeste maison sur pilotis. Je n’ai pas vu sa femme Liba durant mon séjour car elle était en voyage à Laminusa, un îlot dont ils sont originaires, pour assister à un rituel (un événement familial connu sous le nom de « Pag-Duwa’a »).

Leurs deux enfants Rey Jhon (13 ans) et Juran (10 ans) ne sont pas scolarisés comme 80% des mineurs de la communauté. Il existe pourtant une école publique pour les Badjaos à Bongao, mais Bensuwan explique qu’il faut un minimum de ressources ne serait-ce que pour payer l’uniforme et les fournitures… Ainsi, illettrés, sans formation et sans possibilité de vivre décemment de la pêche, l’avenir des enfants Badjaos est donc sombre, sans espoir d’ascenseur social.

Contrairement à certains parents de la communauté qui poussent leurs enfants à aller dans la rue pour mendier et travailler, Bensuwan a fait le choix d’emmener ses enfants dès leur plus jeune âge avec lui en mer pour pêcher (pêche traditionnelle à la ligne dite « bingit »). Mais le travail est pénible, de longues heures en mer le ventre presque vide et sans eau potable par tous les temps et souvent par une chaleur torride.

Rey Jhon rêverait d’avoir un téléphone et une moto, quant à son petit frère Juran, il rêverait d’avoir de l’argent pour aller à l’école et devenir policier. Mais ces rêves demeurent utopiques car les revenus de la pêche sont maigres, entre 200 et 300 pesos par session en mer (l’équivalent de 3 à 5 euros). Bensuwan constate que le métier est devenu plus difficile comparé à ce qu’il a connu étant jeune, en raison notamment de la surpêche. Or ce salaire d’une journée de labeur en mer suffit à peine pour les besoins quotidiens basiques d’une famille comme l’achat du riz et du manioc (« cassava »), mais aussi de l’eau potable et du charbon pour cuisiner. De plus, le manque de poissons oblige les Badjaos à aller de plus en plus loin en mer avec une petite embarcation à moteur (loin de leur technique ancestrale : pêche en apnée en zone littorale ou à bord du « Lepa », le bateau à une seule voile conçu comme une maison flottante). Ainsi, il arrive fréquemment à Bensuwan de ne pas être en mesure d’aller travailler faute de pouvoir payer l’essence. Dans ce cas, il doit emprunter de l’argent avec l’angoisse de revenir avec insuffisamment de poissons.

Dans une communauté où les ancêtres sont également à la seule charge de la descendance, ils représentent un fardeau de plus au sein de familles qui s’appauvrissent au fil du temps. Les vieillards sont souvent rachitiques et les enfants rabougris, car les uns et les autres ne mangent pas à leur faim. Une étude s’est d’ailleurs intéressée à la prévalence des maux d’estomac et des ulcères au sein des Badjaos, dont l’origine pourrait être attribuée directement à la pénurie alimentaire et à une conséquence pour l’organisme du fait de sauter les repas trop fréquemment.

Dans ce contexte, certains pêcheurs Bajaus renoncent même à leur métier originel pour devenir négociants par exemple, ils achètent au marché du poisson en provenance de gros bateaux (pêche industrielle au filet) et ils le revendent ensuite en faisant un petit bénéfice. Bensuwan dit qu’il serait lui-même intéressé pour gagner plus d’argent par ce biais, mais il ne peut pas se lancer car cela nécessite un trop gros capital, minimum 1.000 pesos (soit environ 16 euros), qui plus est un risque important si la marchandise n’est pas écoulée.

Ce reportage montre donc la vulnérabilité de ce peuple qui vit au jour le jour et pour qui faire face aux infortunes diverses de la vie est un défi permanent qui requiert une grande résilience (aléas climatiques, pannes de moteur ou matériels vétustes, maladies, etc.).

Légendes photo

Photo 1 : Pêcheurs Badjaos en mer de Célèbes sur des embarcations à moteur avec flotteurs double-balancier.

Photo 2 : Le pêcheur badjao Bensuwan âgé de 35 ans et son fils Juran âgé de 10 ans, lors d’une longue journée en mer de Célèbes.

Photo 3 : Fresque murale à Bongao, capitale de Tawi-Tawi, à l’occasion du 50e anniversaire de l’indépendance de la province (« Kamahardikaan » signifie liberté).

Photo 4 : Bensuwan mord à pleine dent dans la tête d’une pieuvre qu’il vient de capturer, où se situe le centre névralgique de l’animal, pour l’immobiliser dans le bateau.

Photo 5 : Fresque murale sur l’île de Bongao à l’occasion du 50e anniversaire de l’indépendance de la province. L’artiste dénonce la pêche au cyanure et la pêche à la dynamite.

Photo 6 : Juran a pris un poulpe blanc qu’il va essayer de vendre dans la rue pour quelques pesos philippins.

Photo 7 : Bensuwan prépare un repas à base de poisson et de manioc (« cassava »), avant de partir en mer.

Photo 8 : Bensuwan debout au-dessus des pilotis qui permettent de mettre son embarcation hors d’eau afin de la préserver au maximum du sel marin. Il tient dans sa main un harpon artisanal.

Photo 9 : Bensuwan allongé sur le plancher de sa maison sur pilotis, modeste logis de 9 m2 sans sanitaires où il vit avec son épouse et ses deux fils.

Photo 10 : Construction de la coque à fond plat d’un futur bateau au sein de la communauté Badjao. Bensuwan a hérité le sien de son père à sa retraite.

Photo 11 : Rey Jhon, le fils aîné de Bensuwan, est venu vendre du poisson dans un hôtel-restaurant en compagnie d’un autre pêcheur Badjao. Ils attendent le chef cuisinier…

Photo 12 : Habitation sur pilotis Badjao à Bongao, avec un emplacement spécifique pour mettre l’embarcation hors d’eau, véritable trésor familial.

Photo 13 : Habitants bajaus sur leur maisons sur pilotis sur l’île de Bongao.

Photo 14 : Maison sur pilotis Badjao en construction sur l’île de Bongao, dans la province de Tawi-Tawi.

Photo 15 : Maison sur pilotis Badjao à vendre sur l’île de Bongao.

Photo 16 : Un père et son fils, Badjaos de Tawi-Tawi, débutent leur journée de pêche. Le fils cherche en effet à capturer une pieuvre qui servira ensuite d’appât.

Photo 17 : Victor, pêcheur Bajau de Bongao, pratique ici la pêche à la traîne, son style est original car la ligne est attachée à son pied ! Cela lui permet de travailler seul et de manœuvrer le bateau en même temps. L’inconvénient de la pêche à la traîne, c’est qu’elle consomme beaucoup d’essence.

Photo 18 : Île de Bongao avec un petit village de maisons sur pilotis Badjaos. L’habitat flottant est vulnérable aux intempéries et aux tempêtes.

Photo 19 : Portrait d’un jeune Badjao avec un fagot de bois de feu pour cuisiner.

Photo 20 : Femme Badjao à l’intérieur de sa maison sur pilotis à Bongao, avec son bébé dans un hamac.

Photo 21 : Deux enfants Badjao de corvée d’eau potable. L’approvisionnement en eau constitue un problème en l’absence de raccordement, non seulement ils doivent payer l’eau douce, mais en plus ils doivent la transporter jusque dans les maisons.

Photo 22 : Un adolescent d’un village Badjao de Bongao est en train d’acheminer un gros bidon d’eau potable.

Photo 23 : École publique de Bongao où les enfants se rassemblent dans la cour avant de rejoindre les classes. Sur l’île de Bongao il y a une école pour la tribu Bajau, mais la plupart ne sont pas scolarisés, principalement pour des raisons économiques.

Photo 24 : Deux enfants des rues Badjaos assis sur un tricycle à moteur, dans la ville de Bongao, la capitale de la province de Tawi-Tawi.

Photo 25 : Enfant des rues Badjao dans le centre-ville de Bongao avec une cigarette à la main.

Photo 26 : Enfant des rues Badjao devant une fresque à l’effigie de la minorité ethnique qu’on surnomme les « nomades des mers ».

Photo 27 : Enfant des rues Badjao en centre-ville de Bongo, il met des cartons sur les deux-roues comme protection contre le soleil et demande ensuite de l’argent en échange du service.

Photo 28 : Enfant des rues Badjao affamé derrière la vitre d’un restaurant en centre-ville de Bongao.

Photo 29 : Enfant des rues Badjao affamé qui a réussi à glaner une cuisse de poulet dans un restaurant de Bongao.

Photo 30 : Jeune fille Badjao sans abris qui dort en pleine journée devant une pharmacie et sous une affiche de paracetamol pour enfants, médicament auquel elle ne peut avoir accès.

Photo 31 : Enfants Badjao qui font la course en poussant des pneus sur le port de Batu-Batu dans la petite municipalité de Panglima Sugala où sera implanté le futur hub maritime.

Photo 32 : Enfant des rues Badjao ramasseur de métaux et ferrailles à Bongao.

Photo 33 : Enfant des rues Badjao ramasseur de bouteilles plastiques à Bongao.

Photo 34 : Deux enfants des rues Bajaus collecteurs de bouteilles en plastique à Bongao.

Photo 35 : Jeune fille Badjao qui mendie dans le centre-ville de Bongao.

Photo 36 : Une femme badjao prépare un repas à base de poissons et de manioc (« cassava »), sur l’île de Bongao à Tawi-Tawi.

Photo 37 : Portrait du papa de Bensuwan au corps squelettique à cause de la malnutrition.

Photo 38 : Portrait d’une grand-mère Badjao de l’île de Bongao au visage buriné.

Photo 39 et 40 : Cimetière Badjao où les morts sont enterrés dans le sable avec un bateau miniature, une sculpture du défunt, un vêtement lui appartenant et de la nourriture pour le voyage (rituel « pag-omboh »).

Photo 41 : Pêcheur bajau avec le visage recouvert d’un tissu anti-UV.

Photo 42 : Maisons sur pilotis Badjao au coucher de soleil à Tawi-Tawi.